Les affaires europĂ©ennes, l’autre arĂšne d’une Ă©ventuelle cohabitation

Quand le flou domine, autant prendre les devants. C’est ce qu’Emmanuel Macron a tentĂ© de faire le 11 juillet dernier, en clĂŽture du sommet de l’Otan, en laissant entendre qu’il comptait bien garder la main sur la politique extĂ©rieure, coupant l’herbe sous le pied de ceux qui voudraient lui contester certaines prĂ©rogatives : « La France a une Constitution claire en ces domaines, qui permet d’assurer la continuitĂ© de sa politique Ă©trangĂšre et de sa crĂ©dibilitĂ© internationale. »

Il fait ainsi rĂ©fĂ©rence sans le nommer au « domaine rĂ©servé » ; ces secteurs qui, comme la dĂ©fense ou la politique Ă©trangĂšre, restent traditionnellement dans l’escarcelle du PrĂ©sident en cas de cohabitation.

Un usage qui relĂšve moins de la Constitution que de la pratique du pouvoir. « Juridiquement, le domaine rĂ©servĂ© n’existe pas », rappelle Thibaud Mulier, maĂźtre de confĂ©rences en droit public Ă  l’universitĂ© Paris-Nanterre. En matiĂšre de dĂ©fense, par exemple, la rĂ©partition des tĂąches n’est pas univoque : si le PrĂ©sident a le monopole du feu nuclĂ©aire et est « le chef des armĂ©es » (art. 15), le Premier ministre, lui, est « responsable de la DĂ©fense nationale » (art. 21).

C’est pourtant en partie en vertu de ce principe – non Ă©crit – du domaine rĂ©servĂ© que, hors pĂ©riode de cohabitation, le PrĂ©sident a la main sur la politique europĂ©enne de la France.

Mathieu Disant, professeur de droit public Ă  l’universitĂ© Paris I PanthĂ©on-Sorbonne, parle d’« omniprĂ©sence, ou au moins de primautĂ© prĂ©sidentielle. Cela rejoint une conception hĂ©ritĂ©e du gĂ©nĂ©ral de Gaulle et de Georges Pompidou, selon laquelle la politique europĂ©enne de la France se confond avec la politique Ă©trangĂšre, que seul le PrĂ©sident peut incarner ».

En pratique, c’est le chef de l’État qui donne les grandes orientations et les feuilles de route Ă  suivre dans les nĂ©gociations au Conseil de l’Union europĂ©enne, l’enceinte oĂč les ministres de tous les pays de l’UE se rĂ©unissent pour nĂ©gocier et adopter la lĂ©gislation de l’Union.

  • Camus [il/lui]OP
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    6 months ago

    À mi-chemin entre politiques extĂ©rieure et intĂ©rieure

    Pourtant, la politique europĂ©enne s’inscrit dans un cadre particulier, Ă  mi-chemin entre la politique extĂ©rieure et la politique intĂ©rieure.

    Et « la Constitution ne dĂ©finit pas qui dĂ©cide sur les questions europĂ©ennes car les deux ont des rĂŽles importants en politique extĂ©rieure ». D’un cĂŽtĂ©, « le prĂ©sident de la RĂ©publique nĂ©gocie et ratifie les traitĂ©s » (art. 52), de l’autre, le gouvernement, prĂ©sidĂ© par le Premier ministre, « dĂ©termine et conduit la politique de la Nation » (art. 20). Ce sont en outre les ministres qui siĂšgent au Conseil de l’Union europĂ©enne, oĂč sont nĂ©gociĂ©s les textes europĂ©ens cĂŽtĂ© États membres.

    C’est pourquoi, selon Mathieu Disant, « la situation est beaucoup plus nuancĂ©e en pĂ©riode de cohabitation, sans forcĂ©ment s’inverser totalement. On peut dire de façon certaine que le PrĂ©sident perd sa prĂ©Ă©minence ». Matignon redevient le siĂšge de l’élaboration de la politique nationale, mais il bĂ©nĂ©ficie aussi de ce qu’il dĂ©signe son rĂŽle de « logisticien ».

    Le Premier ministre « gĂšre au jour le jour la politique europĂ©enne de la France avec le SecrĂ©tariat gĂ©nĂ©ral aux affaires europĂ©ennes [SGAE]. Aucun arbitrage interministĂ©riel en matiĂšre europĂ©enne n’échappe Ă  ce dernier », dĂ©taille-t-il.

    Hors cohabitation, il n’est pas rare que les conseillers Ă©lysĂ©ens s’invitent aux rĂ©unions interministĂ©rielles, permettant au PrĂ©sident de garder un pied dans cette machine administrative. Mais un tel accĂšs n’aurait rien d’automatique en cohabitation.

    « On a remarquĂ© dans les prĂ©cĂ©dentes cohabitations que le secrĂ©tariat gĂ©nĂ©ral de l’ÉlysĂ©e a tendance Ă  essayer d’avoir le plus d’informations possible. Et lĂ -dessus, Matignon peut peser en Ă©vitant de l’informer, voire en ne l’informant pas du tout », relĂšve Thibaud Mulier. Dans les faits, les rapports du couple exĂ©cutif ne se sont jamais tendus Ă  ce point, et le PrĂ©sident a toujours Ă©tĂ© « informĂ© du plus important », tempĂšre-t-il.

    « Un rapport de force »

    Au-delĂ  des textes, l’expĂ©rience montre que l’équilibre entre les deux tĂȘtes de l’exĂ©cutif dĂ©pend surtout des circonstances de la cohabitation.

    « C’est un rapport de force qui dĂ©pend d’une sĂ©rie de critĂšres, comme la politique interne, l’influence respective des deux acteurs, leurs rĂ©seaux internationaux ou encore leur capacitĂ© de convergence programmatique », souligne l’historien Mathias Bernard, auteur de plusieurs ouvrages sur la Vᔉ RĂ©publique.

    Lors de la premiĂšre cohabitation, François Mitterrand disposait d’un certain nombre d’atouts qui lui ont permis de s’imposer face Ă  Jacques Chirac sur la scĂšne europĂ©enne : son engagement europĂ©en Ă  travers par exemple la nĂ©gociation de l’Acte unique (1986), ses bonnes relations avec des personnalitĂ©s comme Helmut Kohl (chancelier allemand, 1982-1998) et Jacques Delors (prĂ©sident de la Commission europĂ©enne, 1985-1995), ou encore l’inexpĂ©rience de son Premier ministre sur ces sujets. Cela lui a permis notamment d’exercer un vĂ©ritable droit de veto sur l’identitĂ© des ministres des Affaires Ă©trangĂšres et de la DĂ©fense, et de s’imposer comme celui qui parle au nom de la France, y compris dans le cadre europĂ©en.

    Ce premier rapport de force a marquĂ© les cohabitations suivantes. François Mitterrand a « fixĂ© un certain nombre de rĂšgles non Ă©crites qui servent un peu de rĂ©fĂ©rences », explique LoĂŻc Chabrier, maĂźtre de confĂ©rences en droit public Ă  l’universitĂ© LumiĂšre-Lyon II. Par la suite, le Premier ministre a su prendre plus de poids sur la scĂšne europĂ©enne. Lors de la deuxiĂšme cohabitation, surnommĂ©e « de velours », les positions d’Édouard Balladur et François Mitterrand Ă©taient plus proches, et le second citĂ©, sur la fin de son dernier mandat, plus en retrait.

    La troisiĂšme cohabitation est « sans doute celle oĂč le Premier ministre a Ă©tĂ© le plus important, notamment sur les questions Ă©trangĂšres », affirme Mathias Bernard. D’une part car « le rapport de force en politique intĂ©rieure Ă©tait favorable Ă  Lionel Jospin », Jacques Chirac ayant perdu sa majoritĂ© en dissolvant l’AssemblĂ©e nationale. Mais aussi car cette cohabitation correspond Ă  un moment de forte intĂ©gration – marchĂ© unique, passage Ă  l’euro
 – « oĂč les questions europĂ©ennes ont pris une sorte d’autonomie, se situant dĂ©sormais Ă  l’interface de la politique interne et de la politique Ă©trangĂšre, davantage contrĂŽlĂ©e par le Quai d’Orsay ».

    « Configuration nouvelle, incertitude totale »

    Paradoxalement, « toute cette pĂ©riode de 1986 à 2002, oĂč la France Ă©tait majoritairement en cohabitation, a Ă©tĂ© une pĂ©riode de grandes avancĂ©es pour la construction europĂ©enne, et en grande partie portĂ©e par l’initiative française. C’est assez remarquable », relĂšve l’historien. La France a d’ailleurs exercĂ© la prĂ©sidence du Conseil de l’Union europĂ©enne en 2000 sans tensions apparentes. En effet, Ă  la diffĂ©rence de la politique intĂ©rieure, la question europĂ©enne a globalement donnĂ© « l’apparence d’une unité ».

    La situation aujourd’hui semble cependant diffĂ©rente. En l’état actuel, aucun gouvernement n’apparaĂźt capable de rĂ©unir une majoritĂ© absolue Ă  l’AssemblĂ©e nationale, et aucun parti n’est capable d’assumer le pouvoir seul, comme lors des prĂ©cĂ©dentes cohabitations.

    « Je ne sais pas quelle marge de manƓuvre aura le Premier ministre, ne serait-ce que dans son gouvernement, confesse LoĂŻc Chabrier. On est dans une incertitude totale et une configuration nouvelle. »

    Dernier scĂ©nario envisageable, dans l’éventualitĂ© oĂč il serait impossible de former un gouvernement : le maintien d’une Ă©quipe chargĂ©e d’expĂ©dier les affaires courantes. Pour le maĂźtre de confĂ©rences, cela pourrait poser la question de la transposition des directives europĂ©ennes : « Est-ce qu’on les suspend, ou est-ce que ça rentre dans la continuitĂ© de l’état ? » Du point de vue du leadership, le prĂ©sident de la RĂ©publique aurait « une forte latitude d’action sur l’aspect discursif et de reprĂ©sentation ; en revanche, il ne pourrait a priori rien impulser, donc la voix de la France s’affaiblirait, a minima, au niveau europĂ©en », projette-t-il.