LâinconvĂ©nient du tout premier voyage dans le temps, câĂ©tait que rien ne se produisait, vu de lâextĂ©rieur.
Pas dâĂ©clairs Ă©lectriques, ni de remous, de nuages gazeux. Pas de disparition du sujet, comme dans les films. Lâhomme placĂ© au centre de la cuve gigantesque remplie dâhydrogĂšne ne ferma mĂȘme pas les paupiĂšres, Ă Tâ„0.
Sâil avait clignĂ© des yeux, les dizaines de scientifiques rangĂ©â
es derriĂšre des consoles nâauraient probablement pas vu la diffĂ©rence, malgrĂ© la camĂ©ra grand angle rivetĂ©e dans la capsule pressurisĂ©e.
Pour Claveire, sĂ©lectionnĂ© en prison grĂące aux tests dignes dâune mission spatiale, lâexpĂ©rience avait Ă©galement Ă©tĂ© dĂ©cevante.
Quand le mĂ©canisme de sĂ©curitĂ© relĂącha automatiquement le bras qui le maintenait immergĂ© depuis une demi-heure, il pensa que toute lâopĂ©ration avait Ă©tĂ© un Ă©chec.
Il resta patiemment dans le harnais, attendant quâon vienne le dĂ©tacher. Personne ne rĂ©pondit Ă ses appels, aucun bruit, aucun signe dâagitation.
AprĂšs cinq longues minutes il prit la dĂ©cision dâĂ©xĂ©cuter la procĂ©dure de secours : une fois le cordon sectionnĂ© avec lâoutil prĂ©vu uniquement pour cet usage, il se laissa glisser sur le sol concave, et pensa quâon lâengueulerait de ne pas avoir attendu.
Personne ne vint.
Claveire avait beaucoup lu en cellule.
Il considĂ©ra que peut-ĂȘtre, lâexpĂ©rience avait pu fonctionner mais quâil nâen gardait aucun souvenir. Il luttait contre cette idĂ©e, pensa courbure du continuum espace-temps. MalgrĂ© ses efforts conscients, il ne put sâempĂȘcher dâimaginer une planĂšte dĂ©vastĂ©e, revenue Ă un Ă©tat naturel sauvage. Le bunker oĂč avait Ă©tĂ© construit la cuve Ă©tait assez profond pour ne pas ĂȘtre affectĂ© par des perturbations Ă la surface. Mais Claveire espĂ©rait quâil reste quelques reprĂ©sentantâ
es dâune hiĂ©rarchie quelconque, dans les autres niveaux enterrĂ©s au-dessus de lui.
Une fois sorti de la capsule Ă©mergĂ©e, sur la plateforme dĂ©serte, il du comprendre comment dĂ©bloquer la porte du sas et faire en sens inverse un chemin quâil connaissait mal. Claveire ne rencontra aucune prĂ©sence entre le dĂ©dale de couloirs et lâascenseur qui le remonta au niveau 0, situĂ© vingt mĂštres sous une dalle de bĂ©ton armĂ©.
Lorsquâil souleva la trappe de la petite cheminĂ©e rĂ©servĂ©e au personnel et sortit Ă lâair libre, il pensa, un peu tard, radiations mortelles, nuages toxiques.
Rien de tout cela ne semblait ĂȘtre dâactualitĂ©. Des gosses tournaient en trottinettes Ă©lectriques sur le bĂ©ton. Un food truck stationnĂ© Ă 50 mĂštres provoquait un petit attroupement au coin de la place, et les immeubles tout autour Ă©taient aussi brillants que des trophĂ©es.
Personne ne sâintĂ©ressa Ă lui. Il attendit cette fois, quelques heures, mal assis sur un banc anti-sdf, puis dĂ©cida de prendre la route dâun bureau de recherche qui se souviendrait de lui.
CâĂ©tait le problĂšme. Personne ne se souvenait de lui. Claveire nâavait pas changĂ© dâĂ©poque, la date de son entrĂ©e dans la cuve remontait bien Ă la veille, dans ce calendrier identique oĂč il avait refait surface. Mais aucune trace de lâexpĂ©rience, ou de lâagence qui lâavait mise en place.
Ce nâĂ©tait pas encore le plus perturbant. Maintenant quâil Ă©tait libre, hors du systĂšme carcĂ©ral, graciĂ© par des circonstances discrĂštes, il se retrouvait sans arbre gĂ©nĂ©alogique. Aucune trace des autres membres de sa famille. Pas dâĂ©tat civil. Pas de numĂ©ros de sĂ©curitĂ© sociale, dâextraits de naissance. Pas de carte dâidentitĂ©, de papiers, pas dâexistence.
Sa premiĂšre rencontre avec les forces de lâordre fut une douche froide qui lui rappela tout ce quâil avait cru pouvoir oublier. Claveire pensa ordre et humiliation. Par la suite, il Ă©vita systĂ©matiquement les grands axes de circulation et les centres-ville.
Personne ne voulait de lui dans les centres dâaccueil dĂ©bordĂ©s. Personne ne le prenait au sĂ©rieux, surtout lorsquâil avançait lâhypothĂšse quâun mauvais dĂ©lire de lâespace-temps avait pu effacer ses propres ancĂȘtres. Lorsquâil racontait son histoire Ă qui voulait bien lâĂ©couter, il utilisait la notion de ligne de temps en espĂ©rant se faire mieux comprendre. Pourtant Claveire avait beaucoup rĂ©flĂ©chi Ă ce concept. Bien avant lâexpĂ©rience, grĂące Ă ses lectures, il sâĂ©tait mis Ă penser que si lâespace et le temps Ă©taient indissociables, comme le prĂ©disait la physique, alors le temps linĂ©aire nâexistait pas rĂ©ellement. Pas tel que nous le pensons.
Quelques semaines plus tard, installĂ© dans une tente Ă proximitĂ© dâun point de distribution alimentaire rĂ©gulier, lĂ oĂč beaucoup dâautres se demandaient aussi comment reconstruire une histoire privĂ©e de rĂ©alitĂ© lĂ©gale, Claveire pensa que les expĂ©riences de voyage dans le temps nâavaient aucun intĂ©rĂȘt pour lâhumanitĂ©.
En repliant lâespace-temps sur lui-mĂȘme pour y chercher des raccourcis, on ne trouverait que des impasses.
â
Bon retour !