Suite de Serveur confusion - ep. 04 - GPU

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Si vous lisez ce texte, laissez-moi vous dire une chose. Je suis encore dans les parages.

J’ai commencĂ© Ă  Ă©crire ce journal pour passer le temps et arrĂȘter d’oublier des dĂ©tails de ma vie. Le tout est enregistrĂ© sur un cloud dĂ©centralisĂ©, basĂ© sur une blockchain. GrĂące Ă  cette technologie supposĂ©e renversante, le fournisseur du service le vante comme suit : 
“Un cloud aux donnĂ©es garanties permanentes.”

J’en ris. Pas aux larmes, mais c’est suffisant pour expirer un peu d’air de mon nez. 200 ans et plus de stockage, n’a rien de permanent. D’ailleurs, que ce passera-t-il lorsque tous les ordinateurs nƓud de cette blockchain seront finalement Ă©teints ? Cela signifiera une chose ou l’autre, la sociĂ©tĂ© telle que je la connais aujourd’hui se sera effondrĂ©e ou ces bĂȘtises technologiques d’un monde 2.0 ne seront finalement plus au gout du jour. Mais je peux seulement vous garantir une chose : je serai encore dans les parages.

Donc si vous lisez ce texte, je vous fĂ©licite. Vous faites maintenant partie d’une Ă©lite incroyable, au pouvoir de craquer une clĂ© d’encryptage sha256 en moins de plusieurs milliards de milliards d’annĂ©es. J’ose imaginer que les ordinateurs quantiques se sont finalement dĂ©mocratisĂ©s alors. Ou thĂ©oriquement, avez-vous rĂ©ussi Ă  voler ma clĂ© privĂ©e. Comme si vous ayez Ă©tĂ© en pouvoir de me voler quoi que ce soit. Vous ne pouvez pas le voir, mais je ris en Ă©crivant cela. Je me moque de vous. Je pousse de l’air de mon nez Ă  votre dĂ©pit.
Non, autant cela m’ennuie de l’admettre, il y a plus de chances que vous n’existiez simplement pas. Cela m’attriste un peu, mais je suis presque sĂ»r d’écrire ces lignes pour me dĂ©fouler, et les livrer au silence familiĂšrement bornĂ© du nĂ©ant.

Mais je vais jouer le jeu. Pendant un instant, quoi que vous soyez, vous allez ĂȘtre mon intime confident et mon meilleur ami pour la vie.

Au dĂ©but, on tombe amoureux, on construit une famille. Une fois, deux fois, mĂȘme au bout de dix fois, une autre Ăąme nous touche. Une autre Ă©tincelle jaillit le temps d’un Ă©niĂšme amour. Mais comme pour les guerres, aprĂšs quelques dizaines, soyons rĂ©aliste. Ça ne fait plus rien.
Je ne mĂ©prise pas les mortels. Mais voyons les choses en face, nous ne sommes plus de la mĂȘme espĂšce. Vous avez dĂ©jĂ  interfĂ©rĂ© avec une colonne de fourmis ? Vous avez vu comme elle se reforme ? Et bien l’HumanitĂ© c’est pareil. MĂȘme le plus innommable des gĂ©nocides, le Monde oublie aprĂšs quelques dĂ©cennies.

Vos livres ont marquĂ© la naissance de grands mouvements, refait le monde. Vos musiques ont fait marcher des gĂ©nĂ©rations Ă  la guerre ou ont rapprochĂ© des peuples qui n’avaient rien en commun. Votre art est beau et unique et vivant, Ă  votre image. Or, savez-vous pourquoi la poussiĂšre est toujours grise ? La poussiĂšre aussi est un fourmillement, une plĂ©nitude de vies et de richesses. Alors pourquoi Ă  vos yeux c’est gris ? Il y a beau y avoir au dĂ©tail tout un monde de peaux mortes, poils de chat et d’humain, cheveux, particules de nourriture et d’excrĂ©ments, acariens morts et vivants. Fibres de vĂȘtements, particules de plomb ou de PVC, traces de peinture, de fumĂ©e de cigarette et gaz de voitures. À vos yeux, c’est gris. Pourquoi ?

Il s’avĂšre que tous ces Ă©lĂ©ments mis ensemble sont terminalement infinitĂ©simaux. Si bien que la lumiĂšre ne peut interagir correctement avec eux. Lisez si insignifiants, qu’ils n’ont pas de couleur. Vous voyez oĂč je veux en venir. C’est une mĂ©taphore pour dire que votre monde est en noir et blanc, dans un univers dont moi seul voit les couleurs. Et c’est pour ça que je m’ennuie Ă  mourir. Ne tournons pas autour du pot.

Oh, j’étais comme vous il y a des temps immĂ©moriaux. Je suis nĂ© d’une mĂšre comme vous et j’ai grandi, comme vous tous. Nous n’avions pas le chauffage Ă  cette Ă©poque. Ni des tennis confectionnĂ©s par des esclaves de l’autre bout du Monde, pour courir confortablement. Pas de fibre de verre pour isoler nos murs, et certainement pas de transports en commun. La vie Ă©tait plus calme, et certainement moins peuplĂ©e, il va sans dire.

Je ne me souviens pas des visages de mes proches, les dĂ©tails sont flous. Mais je me souviens ĂȘtre tombĂ© malade. Nous ne savions pas ce qu’était un virus a cette Ă©poque, et je ne comprenais pas que la grippe menaçait de m’emporter heure aprĂšs heure. Mes gĂ©niteurs ont pleurĂ© Ă  mon chevet. Il se prĂ©paraient Ă  me voir partir dans un dĂ©lire fiĂ©vreux.

Mais j’ai survĂ©cu.  Puis j’ai survĂ©cu Ă  leur mort. J’ai survĂ©cu Ă  la guerre qui a ravagĂ© mon pays natal. 

Puis j’ai survĂ©cu aux autres guerres qui se comptent par centaines. S’il y a bien une chose que vous aimez, c’est la guerre.  Fort heureusement, les matchs UFC et les dĂ©bats houleux existent pour vous dĂ©fouler aujourd’hui. Vous n’avez pas idĂ©e.

C’est un bien Ă©vident euphĂ©misme mais : Il va sans dire que je m’ennuie. 

À l’évidence, j’ai bien essayĂ© de me divertir de par toutes les activitĂ©s possibles et imaginables. Pour ĂȘtre franc avec vous, j’en ai d’ailleurs perdu le compte. Il Ă©tait question de sauver des vies, mettre fin Ă  des conflits nationaux. Sensations fortes, saut en parachute. Essayez de sauter d’un avion quand vous ne pouvez pas mourir, vous ! Ça ne vous procurera pas le moindre frisson, je vous le garantis.
Parfois l’ennui monochrome et la solitude m’étreignent et frappent si fort que je me replie sur moi. S’ensuivent 30 ans,50 ans,70 ans, de rĂ©clusion dans une grotte ou sur un sommet de montagne. Mais je suis toujours de retour.

Il n’existe pour moi qu’un seul passe-temps. Vous trouverez sans doute le sujet dĂ©licat et je m’amuse de l’hypocrisie. Mais je comprends. Alors comprenez Ă  votre tour que mĂȘme la mort tragique d’un ĂȘtre qui vous est cher, quand bien mĂȘme votre monde s’écroule, l’Univers s’en fout. Et si l’Univers s’en fout, moi je m’en fous aussi. Un humain est un amas de cellules divisible, un corps en dĂ©crĂ©pitude qui se meut. Dans quelques dĂ©cennies, il n’y aura plus de trace de votre passage. Tout le monde est remplaçable ; Ă  part moi.

Je suis un junkie d’adrĂ©naline. Ce shoot que mon cerveau reptilien continue de me fournir jusqu’à aujourd’hui. Rien, vraiment rien ne me distrait comme tuer.

C’est vrai que les premiers siĂšcles de ma vie, c’était un peu perturbant. L’empathie frappe et l’on se sent mal Ă  l’aise. On se retrouve mĂȘme Ă  se confondre en excuse face au regard vitreux du corps qui s’affaisse. Puis au fur et Ă  mesure, on accepte l’évidence. Vous n’ĂȘtes rien de plus que de beaux papillons Ă©phĂ©mĂšres. Tous diffĂ©rents et tous semblables. À la lisiĂšre de votre vie, c’est Ă -peu-prĂšs continuellement la mĂȘme histoire. Vous suppliez et nĂ©gociez. Puis, vous vous mettez en colĂšre. Et Ă  la fin, vous vous rĂ©signez. Ou une autre combinaison du mĂȘme genre. Enfin, vu votre ridicule espĂ©rance de vie, Ă  tous, imaginez bien que votre rĂ©action, c’est presque du copier-coller.

Mais LĂ©on, je dois avouer qu’il est diffĂ©rent.
LĂ©on, c’est le premier ami que j’aie eu depuis une Ă©ternitĂ©. LĂ©on quand je l’ai menacĂ© avec une arme il a pas cherchĂ© Ă  s’enfuir ou me dĂ©sarmer. Il s’est pas mis Ă  genoux, il a pas hurlĂ©.
LĂ©on, il s’est mis Ă  me raconter des blagues. De bonnes blagues en plus, je sais pas d’oĂč il tient ça, c’est incroyable. Il nous arrive encore de nous asseoir parfois et pendant des heures, je ris aux larmes de ses histoires. Il est vraiment unique au monde.
    Or, le temps lui est aussi comptĂ©, Ă  mon ami. Et lorsque je le regarde dormir avec ses cheveux grisonnants, je ne vois rien d’autre que son Ă©chĂ©ance prochaine. Ça me brise le cƓur. La tristesse et l’urgence de sa courte vie me pĂšsent alors si fort, que je frappe d’un coup sec aux barreaux de sa cage. Comme Ă  chaque fois, il sursautera et s’assoira dans un souffle. La gueule enfarinĂ©e, les yeux rougis et cernĂ©s il regardera dans ma direction. Il regardera vers moi et dira la voix tremblante :
“OK patron, de quoi on veut parler aujourd’hui ?”

Et de cette voix Ă©clatera un petit rire nerveux.